lundi 26 janvier 2015

Café populaire (Yannis Ritsos)






Une porte qui s'est ouverte, et celui-là qui est entré, le menton enfoncé dans sa large flanelle bleue, et celui-là qui est entré avec une grosse cruche pleine d'eau                                           dans la fumée des cigarettes, tandis que changent les visages   -sans dire mot- sur une partie de la porte ou dans le haut d'un angle.                                                                                             Les ouvriers avec pelles et pioches de déblaiement. Bien du travail encore. Du travail à recommencer. Tout le temps à recommencer.                                                                                Ils s'attacheront les lacets et les brassards.                                                                               Celui-ci dans un coin, avec ses lunettes de presbyte - sur les verres, en miniature, une paire de fenêtres poussiéreuses est venue se dessiner.                                                                                  Cela fait des années qu'il surveille ainsi notre route, comme un phare dans la plaine retournée par les obus.
Rappelle-toi. Quand tu creuses profondément, tu trouves la lumière.
Celui-ci, aux yeux naufragés dans ses paumes,
Celui-ci, aux yeux qui trouent le mur,
Les tables, les verres. Quand tu creuses. Rappelle-toi.
Mon beau, mon brave, comme le monde est fort…
Le bruit que font les trains, de l’autre côté des nuits,
Et les fleuves, roulant leurs eaux jusqu’à la mer,
Et celui-là, qui enferme le rythme de la mer dans sa chaussure,
Et celui-là qui fend la nuit en deux pour passer sa tête au milieu,
Mettant ses paumes en cornet pour y crier :
C’est nous ! C’est nous ! Rappelle-toi cela quand tu creuses.
Il y a encore bien des ténèbres, derrière les voix.
Les grévistes ont découpé un grand morceau de ciel
Et l’ont mis en lucarne dans les mines à charbon.
Un Vive quelque chose a jailli dans la ville,
Et ils ont laissé le cercueil au milieu de la route.
Ce Vive, par la suite, ils le cachèrent dans le creux de leurs aisselles,
Comme de ces ordres du jour qu’on glisse en dessous des portes.
Dès lors ils prirent avec eux la mort en criant Vive !
Quand vinrent les grandes nuits aux pieds coupés, ils criaient Vive !
Et quand c’était la terreur qui creusait les ténèbres, ils plantaient des arbres. C’est nous ! C’est nous !
Souviens-toi de ne pas laisser le cercueil en travers de la route.
Ce soir-là, ils nous avaient pris tous nos rêves.
Nous revenions, le sac vide et pesant de tout le poids du monde  et de notre responsabilité.
Tout était à recommencer. Marthe était restée un peu en retrait, pour ôter le gravier de sa chaussure.
Nous savions combien ses épaules étaient voûtées, faute de ne pouvoir soutenir tant de ciel brut, tant d’étoiles, tant de fenêtres, tant de bonheur d’avant, qui avait disparu, avait été et s’en était allé.
Le reste n’était que faux-semblants.                                                                                             Au bout de la ville interdite, là où ne parvenaient ni la trompette des casernes ni les proclamations qu’on sait, précisant ceci ou cela, notre cité ouvrait ses portes – un tel espace, hors du monde ! – et nous étions tous là. Une table de bois avec du pain.
Une goutte d’eau, tout le ciel.
Et la beauté, oui, de ce monde. Un homme sous les arbres, pleurait de joie, car il aimait – cet homme-là était plus puissant que la mort. C’est pour cela que nous chantons.
Car les lèvres du monde s’ouvrent au moment où nous l’embrassons.
Personne n’interrompra notre chanson. Nous chantons, nous répétons :
LE MONDE EST BEAU .